dimanche 15 mai 2011

A la campagne, y a toujours un truc à faire.

Samedi matin, tôt, très tôt, Francis m'embarque dans sa voiture, pour se rendre chez ses parents. Mon ami a, en effet, décidé de me montrer son coin de pays, pendant deux jours; découvrir un aspect du Québec, et une région particulière: la Beauce. Cet endroit, on m'en parle depuis le début de mon voyage. Souvent, on parle de la Beauce comme d'un endroit reculé, très rural et agricole, avec rien à voir, si ce n'est des paysans parlant un pâtois très éloigné du français québécois. On dit même que beaucoup de québécois ne comprennent pas les Beaucerons.

J'arrive donc avec un trop plein d'appréhensions et de clichés en tête. La Beauce est sous la pluie, en ce samedi matin. Francis quitte l'autoroute rapidement pour me faire voir plusieurs paysages: la vallée, notamment, avec la Chaudière en son centre. Des paturages, des champs principalement, et des forêts d'épineux sur la petite colline qui referme la vallée. Saint George, ville fondée il y a 150 ans environ, apparait sous la forme d'un quartier industriel. Puis, c'est la maison des R., où je vais rester pour les quelques heures à venir.

Portrait de famille. Il y a Thérèse et Roger, les parents de Francis et des deux autres enfants. Dans la soixantaine, Thérèse travaille dans un restaurant d'une maison de retraite, et Roger est à la retraite. Il passe son temps sur son fauteuil, à regarder la télé, ou dans le jardin et dans la partie de la maison, qu'il est en train de refaire. La fin de semaine, Thérèse, elle, cuisine, fait le ménage, accomplit les tâches qui incombent à la femme de la maison. Je parlerai peu avec eux; ils ont un accent intense, qui fait que je ne comprends rien aux mots de Roger. Mais surtout, ce couple, qui respire la nonchalance des vieux jours qui passent, inspirent le silence et l'intimité, chez l'étranger que je suis. Roger trône, sur son fauteuil, fumant cigarette sur cigarette, regardant et commentant tout, jouant constamment avec la zapette. Il est le maître.

Thérèse, elle, garde ce je-ne-sais-quoi d'attendrissant. Elle tente, à plusieurs reprises, d'engager le dialogue avec moi. Quand je lui dis que j'étudie la littérature, Francis et moi remarquons sur son visage une lueur de surprise, mais aussi l'appréhension d'un inconnu étrange. Littérature... J'ai peur qu'elle n'ait pas compris le mot, je lui répète. Mais on dirait que cela vient d'une autre époque, pour elle. Et quand elle me demande ce à quoi je suis formé, je lui réponds vaguement "professeur". Je n'aurai pas ce terrain-là de commun avec Thérèse. Mais elle s'intéresse à moi, me demande d'où je viens en France, si j'ai des frères et soeurs. Curieuse Thérèse, souriante et attachante. Elle s'occupe de tous, et je suis surpris de n'entendre personne la féliciter pour son repas ou ses travaux.

Ils sont donc là, à boire du café comme de l'eau, toute la journée. Ce vieux couple d'un autre temps, d'un autre monde, dans le silence de leurs actions et dans l'intimité de leur journée, que je surprends sans qu'ils ne changent quoi que ce soit. A côté, David, le frère de Francis, et sa blonde Stéphanie. Ils reviennent d'un tour en Asie du Sud-Est, et s'apprêtent à partir pour trois mois de découverte et de bénévolat en Inde. Nous engageons la conversation sur l'Inde, avec Stéphanie; David, lui, me réserve un accueil froid. Dans le weekend, tout se réchauffe, et nous rirons même un peu. En attendant, il ne daigne pas me serrer la main.

Dans la soirée nous rejoignent Geneviève, la soeur de Francis, son conjoint, David (qu'on appelle communément Perrot, pour le différencier du David Ier) et leur fils de deux ans et demi, Jacob. Petit bout de chou adorable, mais qui est distant envers les étrangers. Cela se confirme avec moi, jusqu'à ce que je l'aide à faire des gateaux en pate à modeler, où tout le monde est surpris de voir le bambin jouer si vite avec un inconnu.

Au centre de cette famille, le téléphone et la télévision. Rythmant leur vie, complètement. Quand quelqu'un appelle, c'est à celui qui saura, le premier, à qui correspond le numéro. La télévision, quant à elle, est dirigée par Roger, maître de la télécommande qu'il agite comme un sceptre.

J'ai parlé des personnages, voyons la scène. Le diner du samedi midi, d'abord: Thérèse, seule dans sa cuisine, prépare tout. Je lui propose mon aide, et très vite, je comprends que je n'ai rien à faire à ses côtes. Je vais m'asseoir, craintif et timide, auprès de Francis, qui jase avec son frère et Stéphanie. Une fois que le plat de lasagnes est servi, s'empressent de se servir Roger et David, qui avalent leur assiette rapidement. J'attends que Thérèse soit assise pour manger, mais Francis me fait comprendre qu'ici, on s'en fout! Je commence à manger, mais déjà David se ressert copieusement: pour lui, "manger, c'est du temps perdu". Quant à Roger, il a déjà quitté la table pour retrouver son fauteuil-trône, entamant un nouveau paquet de cigarettes. Poli et sincère, je complimente Thérèse pour son plat. Personne ne fait écho, et Thérèse semble même gênée. Le dessert arrive: des joe louis, sorte de pate à gateau marinant dans du sirop d'érable. Gras et étouffe-chrétien, mais excellent!

Francis m'emmène une heure en découverte de Saint-George. Rien de touristique, en vérité. Mais je comprends, très rapidement, qu'il tient à me montrer sa ville, à lui. Son cégep, ses deux écoles secondaires, l'église de Saint-George, dans laquelle il a joué pour la première fois au théâtre. Tel endroit, il a eu un accident, tel magasin, il a travaillé ici. Je sais à quel point il tient à me dire tout cela. Je regarde simplement ses yeux briller, comme un enfant fier de montrer sa petite vie au premier curieux venu.

Le reste de l'après-midi, ce sont jeux vidéos, accueil de Geneviève et ses deux hommes, balade (petite), avec Jacob, Francis et David. Mais déjà, à 17h30, nous nous mettons à table. Pour la réunion de la famille, Thérèse a préparé une fondue chinoise, équivalent d'une fondue bourguignonne, mais ce sont des lamelles de viande cette fois, ainsi qu'une sauce brunâtre qui sert d'huile bouillante. De nombreux plats accompagnent: pommes de terre, haricots, riz, légumes, sauce barbecue faite par Thérèse. Nous avons du vin, que seuls Francis et moi buvons (j'ai donné le goût du vin à mon ami québécois, qui s'amuse même à le sentir!). Là encore, Roger quitte rapidement la table, mais ce n'est que pour mieux revenir lorsque Thérèse, que j'aide exceptionnellement, apporte les parts de gateau au fromage qu'elle a fait elle-même. Succulent. Là encore, je remercie et félicite pour le repas. Toujours personne pour rebondir. Alors je me tais.

La soirée se termine par un tableau familial touchant. Tout d'abord, il y a Roger, toujours sur son fauteuil, regardant tout un chacun, et commentant la télé qui joue sans cesse. Thérèse, elle, s'occupe pendant trois heures sans relâche de son petit-fils, à même le sol. Jacob veut faire un puzzle, elle se dévoue corps et âme à lui, allant même à se coucher par terre avec lui pendant bien une demie-heure. A plusieurs reprises, je ne peux m'empêcher de glisser à l'oreille de mon ami "regarde, ils sont cute!". Nous, de notre côté, les enfants, les jeunes, nous jouons aux jeux de société. Tout se passe dans une quête du divertissement, pour passer le temps, trop long. Les minutes s'écoulent, chacun se lasse. A la fin, je décide d'aller marcher dehors. Francis en profite pour me demander mes impressions. Il pleut encore, et les lumières de Saint-George se reflètent dans les nuages bas.

Le lendemain ne change pas de la veille. Tout est immuable. Roger n'a pas bougé du fauteuil, et Thérèse se presse à faire des crèpes, servies avec des assiettes de fruits préparées comme au restaurant. J'ai abandonné l'idée de l'aider et de la complimenter, ayant bien compris qu'il ne pouvait en ressortir qu'un malaise. Geneviève et Jacob sont revenus pour partager ce déjeuner. Les mêmes gestes de la veille, les mêmes échanges. Il y a une tranquillité des mots, et l'heure se fige, dans cette grande pièce où chacun accomplit, mécaniquement, sa besogne du dimanche. Avant midi, je décide d'aller prendre une autre marche. L'air, dans la maison, devient rapidement irrespirable, les deux parents fumant comme jamais. Je me hasarde sur la rive de la Chaudière, avec mon parapluie, et contemple, de la passerelle, la Beauce nuageuse et brumeuse, verte sans éclat, un déjà-vu qui s'estompe dans la pluie et le jour qui décroît.

Nous repartons à Québec dans l'après-midi. Au revoir à chacun, à ses visages entr'aperçus le temps d'un weekend. Je serre la main de Thérèse, et je vois dans ses yeux une lueur de satisfaction. Roger me dit quelque chose, que je ne comprends toujours pas... En voiture! Avant de rejoindre l'autoroute, Francis m'amène au Pont Perreault, pont couvert qui traverse la Chaudière.


Sur l'autoroute, Francis s'arrête, sans crier gare, sur le bas côte. Il me regarde, et me dit: "allez, tu conduis!". Surpris, mais aucunement gêné, je m'accapare la première place, et roule sur une bonne demie-heure, au volant de la manuelle de mon ami. Québec, au loin, surgit d'un bois de sapins. La Beauce est derrière nous, le coffre de Francis rempli de petits plats cuisinés par sa mère. Tout en gardant le contrôle du véhicule, je remercie Francis. Je sais combien c'était important pour lui, de montrer une part de sa vie à un ami.

Je me promets de revenir en Beauce. Secrètement. Ai-je aimé? Non. Ai-je détesté? Non. Mais quelque chose, de ce temps immuable, de ce pont figé sur un cours d'eau qui se troublerait au premier orage venu, de cette famille unie et simple, me fait dire que ce n'est qu'un au revoir...


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